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Une communication du MIL

«MARIE-FRANCE GARAUD, LA GRANDE DAME D’UNE ÉPOQUE OÙ LA POLITIQUE ÉTAIT ENCORE UN MONDE DE GÉANTS»


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Tribune d’Henri Guaino* parue dans Le Figaro du 25 mai 2024


Madame Marie-France Garaud est morte. Mais qui se souvient que cette grande dame fut longtemps l’une des femmes les plus influentes de France ?


Qui d’ailleurs sait encore, dans le monde d’aujourd’hui, ce que signifiait dans celui d’hier cette expression : «grande dame», ce qu’elle évoquait de dignité, d’exigence vis-à-vis de soi-même, de capacité à se vouer à des causes plus grandes que soi et à s’effacer derrière elles. «Grande dame», «grand monsieur», c’était ainsi que l’on appelait ceux qui ne consentaient jamais à s’abaisser, non par orgueil mais parce qu’ils savaient au fond d’eux-mêmes que l’on ne pouvait rien accomplir d’estimable dans la petitesse. Bien souvent, ces grands caractères ne sont pas commodes, pas accommodants. Mme Marie-France Garaud était de ceux qui l’étaient le moins. Ce sont des caractères qui ne peuvent pas gouverner parce que leur intransigeance ne leur permet pas, le moment venu, de faire les concessions nécessaires pour surmonter les conflits et faire retomber les passions qui s’enflamment. Mais ils sont cette force de rappel si nécessaire à la politique quand elle est tentée de trop céder.


Le personnage de Marie-France Garaud est né dans une époque où la politique était encore un monde de géants. Elle a connu de Gaulle, servi Georges Pompidou, mené la guérilla contre Jacques Chaban-Delmas lorsqu’il était premier ministre, essayé de promouvoir la candidature de Pierre Messmer à la présidence de la République, fomenté la rébellion de Jacques Chirac contre Chaban puis contre Valéry Giscard d'Estaing. Elle enfanta le RPR, machine de guerre contre le giscardisme et contre la gauche. L’assaut de Chirac sur la Mairie de Paris, ce fut-elle encore… Monde violent, impitoyable, où la politique était encore une figure du destin pour des hommes auxquels les grandes épreuves qu’ils avaient traversées avaient donné le sens du tragique de l’histoire, et autour de laquelle s’affrontaient sans merci hommes d’État, grands fauves de la politique et politiciens opportunistes.


Ce fut contre ces derniers qu’elle eut la dent la plus dure, ce fut pour eux qu’elle eut les mots les plus féroces, pour lesquels elle avait un talent inégalable. Elle leur déclara une guerre totale qu’elle perdit au fur et à mesure que les hommes d’État et les grands fauves quittaient la scène et que les politiciens ordinaires prenaient toute la place. Parfois excessive, quelquefois injuste, comme peuvent l’être à certains moments toutes les personnalités de cette trempe, elle tenait sa ligne contre les tièdes, les mous, contre tous ceux dont elle jugeait la plasticité des convictions trop grande pour que l’on puisse se fier à eux. Contre eux, ni sa main, ni sa plume, ni sa parole ne tremblaient.


Elle se fit ainsi de grands admirateurs, mais aussi des ennemis innombrables, acharnés à sa perte. Trop intelligente, trop influente, trop de pouvoir, trop attachée à ses convictions, c’était ce que la politique retombant dans la médiocrité politicienne ne pouvait plus supporter. Il faut que des caractères comme le sien, pour donner leur pleine mesure, aient soit en face d’eux des adversaires à leur mesure, des grands fauves qui rendent les coups, soit au-dessus d’eux des hommes d’État solides, capables de leur résister sans perdre leur estime. Il leur faut en face des Chaban ou des Mitterrand et, au-dessus, des de Gaulle ou des Pompidou, comme il fallait un Richelieu au père Joseph, ce capucin pour lequel on inventa l’expression «éminence grise». Titre dont on l’affubla, elle aussi, bien qu’il n’y eût dans sa personnalité rien de gris.


Sa cause à elle, c’était la France. Ce mot, dans sa bouche, ne s’expliquait pas. Il se ressentait. Comme dans la bouche du Général. Comme dans la bouche de ceux qui avaient risqué leur vie pour elle. À la Libération, elle avait 10 ans. Elle avait vécu enfant l’effondrement de 1940 et l’Occupation. Mais elle disait «la France» comme les anciens de la France libre et de la Résistance. Elle faisait partie de ces gens qui, lorsqu’ils prononcent ce nom, me font penser à la phrase de Malraux sur les résistants qui «se battaient pour cette fierté mystérieuse dont ils ne savaient qu’une chose, c’est qu’à leurs yeux la France l’avait perdue». Non, pas besoin d’explication, on savait de quoi elle parlait, et ses adversaires irréductibles étaient précisément ceux qui ne pouvaient pas le comprendre. Elle y rangeait la gauche internationaliste, le centre européiste, la droite orléaniste et les libéraux atlantistes, lesquels étaient tous à ses yeux toujours prêts à lâcher quelque chose de la France. On la décrit aujourd’hui comme une représentante de la droite conservatrice, étiquette bien réductrice pour un tel personnage et qui témoigne qu’elle avait raison de se battre avec autant de force contre le risque qu’un jour ce pour quoi elle se battait devienne incompréhensible à la plus grande partie du monde politique et médiatique.


En décembre 1978, avec Pierre Juillet, son complice de toujours, elle fit signer à Jacques Chirac, sur son lit d’hôpital, l’appel de Cochin contre les menaces que ferait peser sur la nation une construction européenne qui s’engagerait, par un choix dissimulé au peuple, sur une voie fédérale. Cet appel, dont on n’a retenu, hélas qu’une phrase sur le parti de l’étranger, quand on le relit aujourd’hui, nous raconte exactement ce qu’ont été depuis les dérives qui ont conduit l’Europe dans la situation où elle se trouve maintenant. Il parut à l’époque excessivement alarmiste. Il n’était que lucide. Mais nous sommes beaucoup à ne l’avoir compris que plus tard. Il faudra attendre quatorze ans, au moment décisif de Maastricht, pour qu’une grande voix, celle de Philippe Séguin, sonne de nouveau l’alarme. Le mauvais résultat du RPR aux élections européennes de 1979 fut imputé à l’appel de Cochin et servit de prétexte au congédiement de Marie-France Garaud. Elle se présentera à l’élection présidentielle de 1981 pour que ce qui devait être dit soit dit. Elle sera l’une des âmes du combat contre Maastricht. Elle se fera élire en 1999 sur la liste Pasqua-Villiers. Elle ira siéger à Bruxelles, encore et toujours, pour faire entendre la voix d’une France qui ne veut pas céder sur l’essentiel. Elle continuait à transmettre à tous ceux qui la sollicitaient. Depuis quelques années, sa voix s’était éteinte. Mercredi dernier, ce sont ses yeux qui se sont fermés, comme une ruse de l’histoire, la veille du débat entre Jordan Bardella et Gabriel Attal qui mettait en scène le nouveau monde de la politique. Ce n’est faire injure à personne que de penser que la providence lui aura épargné de voir ce qu’est devenue la politique française comparée à ce qu’elle avait connu, pour le meilleur ou pour le pire. À chacun de juger.


Madame, je crois que vous manquez déjà, même à ceux qui ne vous aimaient pas.


*Henri Guaino est ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy à l’Élysée (2007-2012), ancien commissaire au plan (1995-1998), ancien chargé de mission auprès de Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale (1993), ancien conseiller auprès de Charles Pasqua (1994-1995), inspirateur de la campagne présidentielle de Jacques Chirac (1995) autour de la «fracture sociale».