VIGILANCE & ACTION - N° 460 Janvier-Février 2024
LES COMMUNICATIONS ÉCRITES DU M.I.L
L'EUROPE DE DE GAULLE
Communication du MIL du 4 février 2024
par Alain PEYREFITTE (†) de l’Académie française, ancien ministre, sénateur de Seine-et-Marne,
Texte publié dans Vigilance & Action N°118 de novembre 1998 - Extrait des actes de la Convention pour l’Europe organisée par le RPR en 1998.
Notre Convention parlera de l'Europe que nous voulons, ou de l'Europe dont nous ne voulons pas. Il a été question de l'Europe que de Gaulle a voulue, et de celle dont il ne voulait pas. Nous avons reçu un double héritage. Nous sommes les héritiers d'une pensée, (et ce n'est pas la peine de nous dire gaullistes si nous n'y prêtons pas attention). Nous sommes les héritiers d'une réalité, celle de l'Europe telle qu'elle est devenue depuis de Gaulle.
On m'a confié le lourd fardeau de définir l'Europe de de Gaulle. Pourtant, il me semble que les actes et les textes du Général laissent peu de marge aux fantaisies interprétatives.
De Gaulle était un pragmatique. Comme écrivain militaire, il avait prôné la «doctrine des circonstances». Elle est restée la sienne comme acteur politique. Les circonstances de 1998 ne sont pas celles de 1958, et personne n'a le droit de dire ce que de Gaulle ferait aujourd'hui, comment il manœuvrerait sur le terrain d'aujourd'hui, avec nos partenaires d'aujourd'hui.
Mais l'histoire de l'Europe qu'il a connue est toujours d'actualité. Les «fondamentaux», - selon l'expression consacrée en économie - les fondamentaux de l'Europe sont toujours les mêmes. Comment faire vivre la relation franco-allemande ? Quelle articulation entre nos vieilles nations et l'Europe ? Quels rapports entre la Commission de Bruxelles et les dirigeants des États ? Où arrêter les frontières de l'Europe ? L'OTAN est-elle une institution européenne ? Les États-Unis doivent-ils ou non dominer l'Europe ? Comment échapper à la prééminence du dollar ? Que faire de la spécificité britannique ? Ce sont les questions que de Gaulle n'a cessé de se poser, qu'il a posées publiquement. Elles ne sont toujours pas réglées. Nous nous les posons encore.
Nous n'avons pas le droit de dire ce qu'il ferait. Mais nous avons le droit de dire ce qu'il a fait ; et ce qu'il a refusé de faire. Nous savons ce qu'il disait, à la fois dans les contraintes de l'expression publique, et dans la liberté de la confidence. Nous comprenons ce qui pour lui était l’essentiel, les quelques principes essentiels, qui lui dictaient ses ambitions et ses refus et à partir desquels il examinait les circonstances.
Lui-même ne s'est jamais senti complètement lié par ses prises de position antérieures. Il a beaucoup évolué sur des sujets importants. Sur l'Algérie, il croit encore en 58 pouvoir rallier le FLN à une formule souple du type de la Communauté ; en 1960, il est résolu à débarrasser la France de ce «nid de guêpes», de cette «boîte à scorpions».
L'Europe aussi a été l'occasion de positions successives.
Juin 1958, dans les chancelleries d'Europe et d'Amérique, on s'inquiète de l'arrivée de ce personnage énigmatique. Au premier rang des inquiets, les négociateurs du Traité de Rome. Ce Traité doit fonder un «Marché Commun», étape décisive de la «construction européenne». Selon la méthode chère à Jean Monnet, la machine est en route, discrètement. L'autorité qui va s'installer à Bruxelles, avec l'appellation modeste de Commission, sera l'embryon, encore presque invisible, de la fédération projetée.
Les adeptes de cette méthode progressive et en quelques sorte subreptice - les Spaak, Luns, Adenauer, Gasperi, et en France, sous l'égide de Jean Monnet, tout le gratin de la classe politique, de droite comme de gauche - forment un groupe bien soudé. Or, ils gardent depuis août 1954 le souvenir cuisant du combat mené avec succès par de Gaulle contre le projet de Communauté européenne de défense. Depuis, il s'est enfermé dans le silence de Colombey. Il n'a donné aucun signe public de ce qu'il pensait du Traité de Rome. Mais comment imaginer qu'il en pense autre chose que le plus grand mal ?
Les adeptes de la supranationalité ont d'autant plus à s'inquiéter que, quelques jours plus tôt, le Président Pflimlin avait dû, secrètement, prévenir ses cinq partenaires de Bruxelles que la France ne pourrait pas honorer la première échéance du Traité. Le 1er janvier 1959, elle ne sera pas en état de procéder aux premiers allégements douaniers ; elle ne pourra pas entrer avec les autres dans le nouveau Marché Commun, dont elle demande, en conséquence, que l'entrée en vigueur soit retardée sine die. La déroute politique de la IVe République, se doublait d'une déroute économique et financière, qui commandait à la France de conserver, aux frontières, toutes ses protections monétaires et industrielles. (J'appartenais alors, comme sous-directeur des Organisations Européennes au Quai d'Orsay, à la toute petite équipe de diplomates chargés de mettre en place le Marché Commun, et qui vit Maurice Faure, Ministre chargé de l'Europe du gouvernement Pflimlin, porter à Bruxelles, huit jours après l'émeute d'Alger du 13 mai, l'annonce dramatique de ce renoncement).
Quand nos partenaires virent de Gaulle succéder à Pflimlin, ils ne doutèrent plus qu'en effet, toute leur entreprise était non seulement remise aux calendes, mais définitivement condamnée. Puisque nos dirigeants sortants, qui étaient d'ardents promoteurs de l'idée européenne, avaient dû déclarer forfait, comment de Gaulle, adversaire tenace de la supranationalité, n'allait-il pas sauter sur l'occasion pour tordre définitivement le cou à ce traité mort-né ?
Dans l'été et au début de l'automne 58, nous vîmes nos Cinq partenaires et l'Angleterre se rapprocher pour tirer les conséquences de l'incapacité française. L'Angleterre s'apprêtait à tirer parti de notre défaillance, en imposant sa conception purement libre-échangiste de l'espace européen, sans aucune institution communautaire. C'était l'Europe libre-échangiste des Sept qui s'affirmait, en face de l'Europe communautaire des 6 qui s'évanouissait.
Le Général laissa ces inquiétudes, ces calculs et ces espérances «mijoter dans leur jus», comme il disait. Son silence était dû au secret qu'il tenait à préserver sur le plan de redressement que préparait, à son ombre, le groupe de travail animé par Jacques Rueff, avec Goëtz et Pompidou. Alors que tout le monde s'attendait à une dévaluation pure et simple, le Général allait faire connaître, à la fin de l'année, un plan global, qui comporterait notamment une libération radicale des échanges. Il intégrerait ainsi à son propre plan l'exigence du Marché commun. Le signe même de la confiance retrouvée, de l'économie sauvée, c'était que la France pourrait honorer sa parole en Europe, spectaculairement.
Ainsi, dans cette construction européenne où la IVe venait d'échouer, de Gaulle réussissait. Là où elle nous avait conduits à une humiliation diplomatique, il sortait la France de l'humiliation.
La question demeure quand même : pourquoi de Gaulle n'a-t-il pas laissé mourir le Marché Commun en 1958, en se défaussant sur ses prédécesseurs, tout comme Mendès avait laissé mourir la CED en se défaussant sur les siens ? Pourquoi a-t-il contribué, de manière décisive, à mettre en place une mécanique contre laquelle il ne cessera de pester et de lutter ?
Quarante ans d'expérience nous ont appris avec quelle efficacité la mécanique de Jean Monnet a su durer, a su grignoter les souverainetés nationales, a su créer un fédéralisme technique dans les interstices de la volonté politique, a su réduire opiniâtrement l'idée gaullienne d'une Europe des États et des nations. A la lumière de cette expérience, on peut se demander si de Gaulle a eu raison, par rapport à ses propres valeurs, de ne pas sauter sur l'occasion, offerte par les Anglais, de faire simplement du libre-échange, sans aucune institution.
La clé de cette énigme, je crois bien que la voici : le Général n'a pas voulu faire exploser le début de réunion organique qui se manifestait en Europe, et dont il a pensé tout de suite que la France pouvait et devait prendre la tête. Se rallier à la conception anglaise, c'eût été faire du libéralisme marchand, mais sans aucun profit politique. C’eût été ouvrir toutes grandes les portes de l'Europe aux États-Unis ; alors que, si la construction européenne avait un sens à ses yeux, c'était dans une marche résolue vers l'indépendance de l'Europe. Le Marché commun qu'il sauvait, c'était le début d'un recentrage de l'Europe sur elle-même. Le 14 septembre 1958, à Colombey, il gagna la partie auprès d'Adenauer, et c'était l'essentiel. Une entente profonde, qui allait durer cinq ans, s'établit entre les deux hommes.
Toutefois, ce choix capital est resté enveloppé d'un halo de non-dit. De Gaulle avait sauvé le Marché Commun, mais enfin, il ne cessait pas d'y voir de graves défauts. Et il ne fut rassuré qu'après la crise de 65, la crise de la chaise vide quand le compromis de Luxembourg, ce gentlemen's agreement du 30 janvier 66, obtenu au forceps lui garantit que, pour les questions les plus importantes, on en resterait à la règle de l'unanimité, et que donc chaque pays garderait sa souveraineté pour l'essentiel.
Je l'ai souvent entendu menacer de mettre un terme au Marché commun, si nos partenaires ne le pratiquaient pas dans l'esprit qu'il souhaitait. Mais je ne l'ai jamais entendu regretter la décision qu'il avait prise en décembre 1958. Il aimait à dire : «la politique est l'art des réalités». Il y avait une réalité dans le vouloir-vivre européen. C'est ce qu'il y avait de positif dans cette idée, qu'il a voulu favoriser.
Mais les partisans du fédéralisme n'ont pas été longs à comprendre : si de Gaulle avait laissé naître un Marché commun, où les nations restaient souveraines pour l'essentiel, il entendait bien ne pas le laisser se dévoyer vers un système fédéral où les nations seraient, selon son expression «dissoutes comme du sucre dans le café». À leurs yeux, de Gaulle était «contre l'Europe», puisqu'il n'était pas pour leur idée de l'Europe, pour l'Europe dont ils croyaient avoir déposé le brevet à la Haye, en fondant le Mouvement Européen en 1948, c'est-à-dire, les États-Unis d'Europe sur le modèle des États-Unis d'Amérique.
Le 12 janvier 1960, il me déclara : «j'ai toujours préconisé l'union de l'Europe. Je veux dire l'union des États européens. Lisez ce que j'en dis depuis un quart de siècle. Je n'ai pas varié. Je souhaite l'Europe, mais l'Europe des réalités ! C'est à dire des Nations, des États, qui peuvent seuls répondre des nations». (C'était de Gaulle, page 61).
Et il me développa alors les quatre idées directrices de cette Europe des réalités :
Première idée : «Il faut que l'Europe occidentale s'organise, autrement dit que ses États se rapprochent, de façon à devenir capables de faire front aux deux mastodontes, les États-Unis et la Russie. Il faut commencer par les cinq ou six pays qui peuvent former le noyau dur ; mais sans rien entreprendre qui puisse empêcher un jour les autres de les rejoindre».
Deuxième idée : «L'Europe se fera ou ne se fera pas, selon que la France et l'Allemagne se réconcilieront ou non. C'est peut-être fait au niveau des dirigeants ; ce n'est pas fait en profondeur. Les Français continuent à détester les «Boches». Il n'y aura pas d'entente européenne, si l'entente de ces deux peuples n'en est pas la clef de voûte».
Troisième idée : «Chaque peuple est différent des autres, avec sa personnalité incomparable, inaltérable, irréductible. Si vous voulez que des nations s'unissent, ne cherchez pas à les intégrer, comme on intègre des marrons dans une purée de marrons».
Quatrième idée : «Cette Europe prendra naissance si ses peuples, dans leurs profondeurs, décident d'y adhérer. Il ne suffira pas que des parlementaires votent une ratification. Il faudra des référendums populaires». (12 janvier 1960).
Il est revenu souvent devant moi sur cette idée de l'indispensable référendum. Par exemple, le 18 décembre 1963 : «Pour une modification sérieuse de la Constitution, il faut le référendum ! Il faut que le peuple se prononce lui-même ! Il est le seul à pouvoir transformer ce qu'il a fait ! Le Congrès, c'est bon pour les réformettes !».
L'Europe qu'il veut n'est pas une construction sournoise, mais publique; elle ne peut pas sortir d'un calcul d'états-majors, mais d'une adhésion des peuples eux-mêmes ; elle n'est pas d'abord économique, elle est d'abord politique ; elle se définit d'abord par son objectif, l'indépendance européenne vis-à-vis des mastodontes.
La proposition d'union politique des États, le plan Fouchet, ce n'est pas un rideau de fumée, ce n'est pas une feinte. C'est central, au contraire : il s'agissait de reprendre la construction européenne en sous-œuvre, par son fondement politique, et non par le biais technocratique. Pourtant, de Gaulle n'a pas fait une maladie de l'échec du plan Fouchet en avril 1962. Il n'a pas été mécontent d'apporter la démonstration que c'étaient les «européistes» qui avaient fait capoter le projet.
Il se confirma dans sa conviction que le véritable enjeu était la relation de l'Europe avec le duo atlantique, Royaume-Uni et États-Unis. Il l'exprimait avec force au Conseil des Ministres qui suivit. Il disait devant le nouveau gouvernement, le premier cabinet Pompidou, le 18 avril 1962, le lendemain de l’échec du plan Fouchet :
«Veut-on, ou ne veut-on pas que l'Europe soit européenne ? Veut-on éviter qu'elle soit subordonnée aux États-Unis, ou ne le veut-on pas ? Veut-on, ou ne veut-on pas, que le Marché commun soit complété par une organisation politique, faute de laquelle la construction économique finirait par dépérir ? Veut-on ou ne veut-on pas, que les chefs d'État ou de gouvernement se réunissent pour arrêter ensemble les décisions qu'ils sont seuls à même de prendre ?». (CDG 1, p.111).
Cette dernière proposition devait aboutir en 1973, sous l'impulsion de Georges Pompidou, avec la création, non prévue dans les traités, et sur laquelle on n'est jamais revenu, du Conseil européen, instance suprême de l'Union.
En attendant, puisque les esprits n'étaient pas encore mûrs, le Général, en accord avec Adenauer, mit sur pieds sur un produit de substitution, le Traité Franco-Allemand. «Nous faisons à deux ce que nous n'avons pas pu faire à six». Or, ces deux-là, c'était la colonne vertébrale des Six. La France et l'Allemagne allaient donner l'exemple d'une union politique, et il espérait que cet exemple serait suivi.
Cette ligne de conduite, typiquement pragmatique, a obtenu plusieurs grand succès et deux échecs majeurs.
Quels succès ?
C'est le Marché commun agricole.
C'est le caractère pour ainsi dire sacré de l'axe franco-allemand.
C'est le compromis de Luxembourg, qui rend à chaque pays sa souveraineté pour les questions essentielles.
C'est l'Europe des États et des nations, incarnées, après de Gaulle, par les sommets européens des chefs d'État et de gouvernement.
Quels échecs ?
C'est que de Gaulle n'a pas réussi à faire sortir l'Allemagne de son obsession de l'alliance américaine.
C'est que l'Europe n'a pu être placée sous le signe de l'indépendance, et n'a donc pas pu trouver une cohérence politique forte.
La cohérence, elle était en tout cas dans sa tête.
Son idée de l'Europe ne peut être détachée de son idée du monde.
Je l'entends me dire, dans le train qui nous emmène vers Oyonnax, le 27 septembre 1963 : «Les nationalistes sont ceux qui se servent de leur nation au détriment des autres, les nationaux sont ceux qui servent leur nation en respectant les autres. Nous sommes des nationaux. Il est naturel que les peuples soient nationaux ! Tous les peuples le sont ou voudraient l'être ! C’est la maison de la France que de soutenir les nationaux de tous les pays ! Il n'y a pas d'équilibre, pas de justice dans le monde, si les nations n'y sont pas indépendantes! Il n'y a pas de justice dans le monde, sans une forte nation française qui soit un stimulant pour les autres nations !». (CDG II, p.104).
Sur l'essentiel, c'est-à-dire sur la France, de Gaulle ne transige jamais. Dans les questions secondaires, il lui arrive d'être accommodant, de ruser. Dans les grandes affaires, il préfère renoncer, et même collectionner les échecs provisoires, plutôt que de se renier.
«La personnalité française doit être maintenue coûte que coûte, pour qu'elle serve d'exemple aux autres nations et les encourage à s'affirmer pacifiquement. C'est notre mission essentielle. Une lampe n'est pas faite pour rester cachée, mais pour porter la lumière. C'est le rôle de la France. À condition de rester la France». (CDG II, P.105).
Si la nation doit être le fondement de la liberté, la source de l'épanouissement des peuples, partout dans le monde, en Asie, en Amérique, en Afrique, comment ne le serait-elle pas en Europe ? Et si ce ressourcement national doit sauver du communisme une moitié de l'Europe, si la nation russe doit un jour «boire le communisme comme un buvard boit l'encre», pourquoi la moitié occidentale de l'Europe serait-elle privée de cette force fondamentale ?
Nous ne pouvons être en faveur de l'émancipation du reste du monde, et cesser de l'être en Europe.
La nation, c'est l'indépendance.
«Tout ce que j'ai fait depuis 25 ans n'a pas de sens, si ce n'est pour établir définitivement l'indépendance de la France. Définitivement, vous m'entendez ? Tout se résume à çà». (21 avril 1965, CG II, p.571).
L'indépendance, c'était l'indépendance nucléaire : il veut bien d'un état-major pour discuter des affaires militaires, entre Européens. «Mais je ne propose pas ce que voudraient tous nos laissés pour compte de l'Europe supranationale. Allons-nous nous priver de faire un armement atomique maintenant, quand nous savons très bien que, dans quinze ans, l'Amérique et le monde peuvent devenir tout autre chose que ce qu'ils sont ?». (22 novembre 1964) (CDG II, p. 118).
L'indépendance, c'est aussi l'indépendance au sein de l'organisation européenne.
Le 30 janvier 1966, il a arraché à ses partenaires le compromis de Luxembourg. C'est l'étape décisive, pour lui irréversible, d'un parcours qui a failli lui coûter sa réélection. À la fin du Conseil des ministres qui se réunit le lendemain de ce grand jour, il nous dit : «Les gens de Bruxelles ont réussi à monter nos agriculteurs contre nous, ils ne s'attendaient pas à ce que nous réagissions sans concession. Ils ne pensaient pas que j'allais profiter de ces circonstances pour enterrer la perspective fédérale, au lieu de la laisser s'installer. Aujourd'hui, le Marché commun agricole est institué. La supranationalité a disparu. La France restera souveraine».
Sans cette victoire du 30 janvier 1966, qu'aurait valu à ses yeux celle du mois précédent, celle de sa réélection ?
Quelle était sa vision d'avenir pour l'Europe ?
Jamais il ne l'a esquissée devant moi plus clairement que le 24 avril 1963, à la préfecture de Châlons :
«La Communauté économique européenne n'est pas un but en soi. Elle doit se transformer en communauté politique ! Et même, elle ne peut continuer à constituer une vraie communauté économique qu'à condition de devenir à la longue une communauté politique. Il faut apprendre à coopérer ; et quand ce sera fait, les institutions se resserreront d'elles-mêmes. (...) Ce qui est possible, c'est qu'après l'apprentissage de la coopération politique, on prenne l'habitude de prendre des décisions au sein des Conseils des ministres européens». Je lui demande aussitôt : «à la majorité, ou à l'unanimité ?». Il répond sans hésiter : «Il faut commencer l'unanimité, et on verra bien. Je ne peux pas dire ce qui se passera cinquante ans à l'avance. Mais il faudra peut-être bien attendre 50 ans pour qu'il y ait une véritable communauté politique. Regardez les États-Unis, ils ont mis 80 ans pour passer de la confédération à la fédération. Des siècles d'histoire ne s'effacent pas d'un coup». (CDG I, pp.429-430).
Il ne refuse aucune perspective. Il aime l'Europe, comme il aime la France. Ce qui est capital, c'est que l'on apprenne à partager les mêmes ambitions, qu'on se veuille le même destin, qu'on se fasse confiance entre nations-sœurs. Cela demande du temps, beaucoup de temps, et demande d'abord, la volonté des peuples. Cela ne peut pas être fait à la sauvette.
Sur les 50 ans qu'il évoquait, ce jour-là, 35 sont déjà écoulés.
Nous ne savons pas le bilan que ferait le Général du parcours qui a été accompli, et de celui qui reste à accomplir. Mais nous savons sur quels critères il ferait ce bilan.
Où en est l'adhésion des peuples ?
Les nations d'Europe sont-elles au clair avec elles-mêmes ? Qu'est-ce que l'Europe de l'Ouest peut dire à l'Europe de l'Est ? Dans quelles mesures l'Europe est-elle en train de se sevrer de l'Amérique ?
L'Europe qui naît est-elle l'accomplissement des nations, de tout ce qu'il y a d'énergie humaine dans les nations ? Ou bien est-elle leur dépérissement, leur anéantissement ?
Est-ce dans la clarté d'une démocratie responsable, souverainement, que nous acceptons des limitations de notre souveraineté ?
Conservons-nous les réserves inaliénables de souveraineté, qui permettent d'expérimenter des délégations de souveraineté pratique, sans consentir irréversiblement des abandons aveugles ?
Etre gaulliste, me semble-t-il, c'est, inlassablement, poser ces questions que de Gaulle posait, ces questions qui dérangent. Etre gaulliste, c'est ne pas hésiter à bousculer les réponses «politiquement correctes» à ces questions, c'est ne pas hésiter à réviser inlassablement les idées reçues, comme il a passé toute sa vie à le faire.
Le politicien suit les sondages. L'homme d'État suit son idée ; il est prêt à tout sacrifier pour elle. L'idée suprême de De Gaulle, c'était une certaine idée de la France, une France capable d'entraîner les autres nations vers la liberté, c'est-à-dire l'indépendance.
C'est cette idée-là qui lui a donné le courage de résister aux fausses évidences du monde médiatico-politique, comme elle lui avait donné auparavant le courage de résister à la défaite, à la soumission et à la fatalité.