VIGILANCE & ACTION - N° 461 Février 2024
LES COMMUNICATIONS ÉCRITES DU M.I.L
CHABAN-DELMAS, DEBRÉ, FOCCART… CES LIEUTENANTS DU GÉNÉRAL DE GAULLE QUI ONT RÉGNÉ SUR LA DROITE
Communication du MIL du 8 février 2024
Entretien avec Pierre Manenti, historien du gaullisme et de la Cinquième République, pour la sortie de son livre «Les barons du gaullisme» (Passés composés, 2024). Il est déjà auteur d'une «Histoire du gaullisme social» (Perrin, 2021) et d'une «biographie d'Albin Chalandon» (Perrin, 2023).
Le Figaro - Vous consacrez votre dernier livre aux «barons du gaullisme». Qui sont-ils ? Quel est leur rôle auprès de De Gaulle ?
Pierre Manenti - Les barons du gaullisme désignent un groupe d'une demi-douzaine de personnalités politiques qui avaient pris l'habitude de se réunir régulièrement, ainsi autour de déjeuners organisés tous les quinze jours, Maison de l'Amérique latine, à Paris, pour organiser la vie du gaullisme. Ils étaient les hommes de l'ombre du général de Gaulle, à la fois ses conseillers les plus proches et ses émissaires dans toutes les négociations. Gaston Palewski, Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas, Roger Frey, Jacques Foccart et Olivier Guichard agissaient en chefs des groupes parlementaires à l'Assemblée nationale et au Sénat, mais aussi en organisateurs des réseaux territoriaux, clubs et mouvements gravitant autour des partis gaullistes (le RPF sous la IVe République, l'UNR-UDR sous la Ve). Entre 1947 et 1995, ils sont incontournables dans l'histoire de la droite et ont d'ailleurs donné deux premiers ministres au pays, ainsi que plusieurs ministres, ce qui a suscité beaucoup de fantasmes autour de leur petit cercle. Ils sont aussi un réseau aux contours mouvants en fonction des époques, ce qui fait que leurs déjeuners ont parfois été fréquentés par des personnages au destin national, ainsi André Malraux, Georges Pompidou ou encore Pierre Messmer.
Gaston Palewski, Jacques Chaban-Delmas, Jacques Soustelle… Le «système des barons» s'ancre-t-il dans une participation commune à la Résistance, plus que dans un corpus idéologique ?
Ce qui lie les barons du gaullisme, c'est d'abord et avant tout leur fidélité sans faille au général de Gaulle. Vous évoquez d'ailleurs le nom de Jacques Soustelle, immanquablement un baron du gaullisme sous la IVe République, mais qui se dispute avec de Gaulle sur l'Algérie française en 1960, s'exile et perd ce titre dès lors qu'il rompt son serment de fidélité. Ce sont véritablement des «croisés à la croix de Lorraine» pour reprendre une formule du Général. Ils le représentent, portent sa parole, lui font aussi parfois entendre raison, n'hésitant pas à lui tenir tête, comme lorsqu'ils poussent Chaban à la présidence de l'Assemblée nationale en 1958.
De Gaulle les estime, parce que ce sont des compagnons d'armes, des chevaliers de la Table ronde. Tous sont bardés de titres de guerre et ont participé aux combats de la Résistance, avec une nuance pour le plus jeune d'entre eux, Guichard, qui a néanmoins été engagé dans les armées de la Libération. Dans la guerre et la Résistance, les barons puisent surtout un culte du secret, de l'information, du renseignement, dont ils se servent ensuite comme une arme politique pour tenir la famille gaulliste. Il y a beaucoup de mystères qui entourent les barons et leurs déjeuners, c'est pourquoi je voulais enquêter sur la réalité de leur parcours et de leurs réseaux.
Une légende noire entoure Jacques Foccart, le Monsieur Françafrique, vu comme un personnage sulfureux se chargeant des basses œuvres du régime. Qui était-il ? La légende est-elle fondée ?
Le personnage de Jacques Foccart est fascinant parce que c'est un fidèle parmi les fidèles, qui rejoint l'aventure du gaullisme dès 1946, en «poussant» la liste d'un proche du Général dans la Mayenne, Jacques Soustelle. Devenu membre du RPF en 1947, il gravit les échelons un à un, se spécialisant en effet sur les questions africaines et antillaises, mais s'imposant aussi comme un homme de réseaux, un négociateur habile et un politique féroce. De Gaulle lui confie d'ailleurs le secrétariat général de son parti en 1954, avant de l'appeler à ses côtés à Matignon en 1958 puis à l'Élysée en 1959, après que Foccart a joué un rôle important pendant les événements de mai 1958. Le personnage est craint autant qu'il est respecté. C'est un faiseur de princes, très bon connaisseur de la carte électorale, auquel le Général accorde une audience tous les soirs, ce qui lui donne un pouvoir énorme à l'époque. Et pendant quinze ans, en même temps qu'il règne sur la Françafrique aux côtés du Général puis de Pompidou, Foccart suit toutes les élections, toutes les nominations internes au parti gaulliste, toutes les négociations, s'imposant comme un véritable baron du gaullisme ! Pour autant, il ne faut pas croire à tout ce qui a pu être dit ou écrit sur le personnage. Comme beaucoup, il tire sa force politique de sa légende noire.
Parmi les barons, Michel Debré semble être l'éminence grise et le continuateur de De Gaulle. Vous l'appelez «l'architecte» …
Oui, à rebours de profils plus axés sur le renseignement et les réseaux, comme Jacques Foccart ou Roger Frey, ou de politiques aguerris, à l'image de Jacques Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux et président de l'Assemblée nationale, Michel Debré fait figure d'intellectuel de la bande. Auteur d'une thèse sur l'artisanat, maître des requêtes au conseil d'État, collaborateur de cabinet ministériel de Paul Reynaud sous la Troisième République, c'est un touche-à-tout, qui s'affirme comme un conseiller précieux pour le général de Gaulle lorsqu'il le fait venir à ses côtés au Gouvernement provisoire, en 1944-1946.
La vision de Debré, ses intuitions, sa volonté réformatrice - il est le père de l'École nationale de l'administration à la Libération ! - se doublent d'une «carte politique» lorsqu'il est élu sénateur, président du groupe gaulliste au Palais du Luxembourg, et s'impose comme un opposant farouche à la IVe République. C'est à cet architecte que de Gaulle confie le soin de bâtir sa cathédrale en 1958, en le chargeant de la rédaction de la constitution de la Ve République puis des fonctions de premier ministre. Et fidèle à cette confiance, Debré a longtemps voulu défendre cet héritage gaulliste face à toute tentative de récupération, jusqu'à se présenter lui-même à l'élection présidentielle de 1981, contre le candidat pourtant désigné par sa famille politique : Jacques Chirac.
Les barons du gaullisme ont défini le gaullisme après la disparition de De Gaulle. Peut-on être gaulliste sans avoir connu le Général ? Y a-t-il encore des gaullistes aujourd'hui ?
Oui, d'ailleurs, paradoxalement, les barons ne sont jamais aussi puissants qu'en l'absence du Général. Ils se réunissent dans les années 1950, quand de Gaulle a pris du champ, car il faut faire vivre le parti, ses réseaux, malgré l'absence du grand chef. Quand de Gaulle quitte la scène politique en 1969, ils deviennent des gardiens du temple, qui adoubent Georges Pompidou, candidat à l'élection présidentielle, et imposent à ses côtés Jacques Chaban-Delmas comme premier ministre. L'échec de Chaban à la présidentielle de 1974, la nomination à Matignon de Jacques Chirac puis sa reprise en main du parti gaulliste la même année marginalisent cependant les barons. Ils ne tiennent plus leur propre famille, ce qui ne les empêche pas de poursuivre le combat au nom d'une certaine idée du gaullisme.
En fait, de chefs politiques, ils deviennent progressivement des défenseurs de la mémoire gaulliste, raison pour laquelle, au fur et à mesure des disparitions, l'appellation de «barons du gaullisme» a été attribuée à d'autres grandes figures de l'aventure comme Albin Chalandon ou Yves Guéna. Il ne reste plus beaucoup de contemporains de la période, à l'exception de Jacques Trorial, dernier ministre du Général encore en vie, ou de Pierre Mazeaud, mais pour autant la flamme du gaullisme continue de brûler avec intensité. Son désir de dépassement des clivages, son combat pour la souveraineté nationale, son souci d'une réconciliation des patrons et des ouvriers sont des défis d'une actualité criante et me font dire que le gaullisme a encore toute sa place dans notre vie politique !
Pierre Manenti - Les barons du gaullisme, éd. Passés composés, 2024, 368 p., 24€.
Repris du Figaro du 30 janvier 2024.
MACRON, LE SPÉCIALISTE DE LA POUDRE AUX YEUX
Communication du MIL du 22 janvier 2024
Le président de la République a tenu une très longue conférence de presse en janvier 2024. Aucun «sens profond» d'une nouvelle phase politique de son quinquennat n'est apparu, ni dans son discours et ni dans les réponses qu'il a formulées aux questions des journalistes. Les Français ont juste pu assister à une opération de communication politicienne bien préparé, à la fois sur la forme (affirmation de l'autorité du président) et sur le contenu avec une multiplicité de sujets («je sais tout») à des niveaux très divers cherchant à ce que chacun retienne l'idée qui lui est destinée. Pour résumer, Macron s'en est tenu à de nombreuses questions secondaires (même si celles-ci méritent l'attention). Elles n'apportent aucun crédit à son concept de «réarmement moral». Citons notamment : «le bon usage des écrans pour les enfants», la généralisation à tous de «la pratique du théâtre au collège», la «généralisation du service national universel (SNU)» en classe de seconde, le doublement des franchises médicales. En particulier, il a évoqué des mesures concernant l'Éducation nationale. Ces annonces restent floues, sans calendrier précis. Il s'agit d'un miroir aux alouettes.
Le Mouvement Initiative et Liberté (MIL) juge que Macron manœuvre pour survivre pour la fin de son mandat. Il a défendu l'entrée et/ou le maintien dans son gouvernement de ministres mis en examen, contrairement à ses engagements initiaux. Jamais il n'avait prôné, jusqu'à ce jour, une réforme instituant l'élection au suffrage universel direct des maires de Paris, Lyon et Marseille (PLM) pour 2026. D'autres projets politiciens de diversion devraient apparaitre. Même en politique étrangère, il n'a pas été clair. Cela lui était difficile après les déclarations contradictoires qu'il a tenu, en particulier ces trois derniers mois, sur le conflit entre le Hamas et Israël.
Le Mouvement Initiative et Liberté (MIL) dénonce, aussi, les campagnes médiatiques menées sur une prétendue «droitisation» de la politique de Macron. Elles ne correspondent aucunement à la réalité. Macron poursuit sa politique de «l'entre deux» définie en 2017 et confirmée en 2022. Le choix des figurants (comme Rachida à la Culture) occupant les ministères ne change rien, dans la mesure où ils ont une marge de manœuvre très réduite sur les sujets majeurs dans le système macroniste. Ces campagnes de communication politicienne, soutenues par des journalistes aux ordres, sont destinées à satisfaire deux objectifs.
D'une part, Macron cherche à mobiliser en sa faveur un électorat de droite, à court terme, pour l'élection européenne de juin 2024 car les sondages actuels donnent moins de 20% à sa coalition. Pour convaincre les citoyens, il a mobilisé dans son discours des mots-clés de droite comme «croissance», «sécurité», «immigration», «mérite», «engagement civique» ou «naissances». Mais il ne s'agit que de paroles sans aucune application future. Il n'y a aucun changement de ligne politique de sa part. Il joue simplement sur la communication pour capter des électeurs, avec un miroir aux alouettes, de la droite républicaine et du centre.
D'autre part, les partis de gauche parlent de «droitisation» ou d'un prétendu «ultra-libéralisme» de Macron pour promouvoir leurs listes et leurs candidats. Le Parti socialiste (PS) cherche à récupérer les voix des électeurs de gauche qui ont rejoint depuis 2017 Macron et ses candidats (Horizons, MoDem, Renaissance). L'enjeu est important pour le PS. Ses élus devraient être suffisamment nombreux pour compter dans le second groupe (socialiste) par son importance du Parlement européen.
Le Mouvement Initiative et Liberté (MIL) constate que la Droite se situe toujours, sans ambiguïté, dans l'opposition aux macronistes. La droite républicaine défend pour la France et pour l'Union européenne des positions de droite. Elle a un programme qu'elle défend au Sénat (avec ses alliés centristes), à l'Assemble nationale ou au Parlement européen, avec François-Xavier Bellamy, homme de droite ayant des valeurs de droite, comme en atteste ses votes et ses propositions de loi. La priorité actuelle est donc de contribuer à convaincre les électeurs de battre, aux européennes prochaines, la gauche macroniste pour combattre l'Europe fédérale que certains veulent nous imposer.
DROIT DU SOL, DROIT DU SANG, UN CHOIX S'IMPOSE
Communication du MIL du 16 février 2024
Repère : «La réalité des phénomènes migratoires aujourd'hui en Europe et dans le monde doit nous amener à nous réinterroger sur les conditions de l'exercice du droit du sol et du droit du sang» - Gérard Larcher (LR).
L'ile de Mayotte a été paralysée plusieurs semaines par les multiples barrages des collectifs de citoyens, regroupés dans le mouvement des Forces vives, pour protester contre l'insécurité et le poids de l'immigration irrégulière. La politique de Macron à Mayotte s'est soldée par une série d'échecs en dépit des moyens mobilisés. La situation n'est toujours pas contrôlée à ce jour. La contestation par les citoyens français et des élus de Mayotte est générale.
La population à Mayotte connaît une forte croissance, relative à l'arrivée de nombreux migrants notamment. La population serait passée de 224.000 en 2014 à 310.000 en 2023 pour les personnes en situation légale. Près d'un habitant sur deux est étranger. Mais ces chiffres ne comprennent pas les immigrés clandestins africains et comoriens. Les flux d'immigration sont donc difficiles à mesurer.
Tentant de répondre à cette situation, Darmanin a annoncé un projet de révision de la Constitution pour supprimer le droit du sol à Mayotte (101ème département français) pour limiter l'attraction de migrants venant des Comores voisines. En clair, si cette révision est votée en congrès, le fait de naître à Mayotte ne permettra plus, aux enfants de parents étrangers, d'acquérir la nationalité française et leurs parents ne pourraient alors plus recevoir de titres de séjour «vie privée et familiale», titres attribués aux parents de mineurs français résidant en France. Cela devrait faire diminuer fortement (de l'ordre de 80%), le nombre de titres de séjour délivrés à des ressortissants comoriens à Mayotte. En 2022, sur 10.770 naissances, près de sept enfants sur dix ont, au moins, un parent étranger d'après l'INSEE.
Les autres éléments incitant des Comoriens à s'installer à Mayotte sont le niveau de vie, l'accès aux aides sociales, l'accès aux soins et à l'éducation. Par ailleurs, les reconnaissances de statuts accordés à ces migrants, comoriens ou africains, arrivés à Mayotte, leur permettent de gagner la Réunion ou la Métropole.
Le Mouvement Initiative et Liberté (MIL) constate que la réforme envisagée par l'exécutif passera par une modification de la Constitution. Le président du Sénat, Gérard Larcher (LR), s'est déclaré favorable à la suppression du droit du sol à Mayotte. Cela «ne règle pas tout, mais c'est un signal extrêmement fort», car «Mayotte est dans une situation épouvantable» et «nous avons le devoir de protéger nos compatriotes». Le député (LR) de Mayotte, Mansour Kamardine, réclame, lui aussi, une telle initiative : «Je me réjouis que le gouvernement et l'État aient enfin compris qu'il s'agissait d'une mesure nécessaire à la survie de Mayotte. ».
De plus, Gérard Larcher (LR) souhaite élargir le projet, au-delà de Mayotte, à la Guyane et à l'île de Saint-Martin, comme cela avait été inscrit dans le cadre de la loi Immigration, votée en décembre 2023 à la majorité par le Sénat et l'Assemblée nationale. Le Conseil constitutionnel avait rejeté cette mesure pour des raisons de forme (car considérée comme un «cavalier législatif» sans rapport avec le texte initial) mais pas sur le fond.
Le Mouvement Initiative et Liberté (MIL) soutiendra la réforme de la Constitution pour ces trois territoires d'outre-mer. Il faut qu'un débat général sur la suppression du droit du sol soit ouvert. Mais il faut aller plus loin car il faut reposer la question du principe du droit du sang. Il faut un référendum sur la question du droit du sol et du droit du sang. Un tel projet de réforme va se heurter à l'opposition de la gauche macroniste, des partis de la gauche et des partis de la gauche de la gauche.
Le possible blocage par le Conseil constitutionnel, présidé par le socialiste Fabius, d'une réforme sur le droit du sol, qui serait adoptée par une majorité parlementaire, conduirait à la nécessité de dénoncer l'extension excessive de ses attributions ainsi que de sa politisation militante.
IL FAUT UNE PEINE DE RÉCLUSION PERPÉTUELLE INCOMPRESSIBLE RÉELLE
Communication du MIL du 19 février 2024
Après la disparition récente d'un ancien ministre socialiste de la justice, nous avons constaté qu'il n'existait plus qu'une seule analyse sur la peine de mort. Même si nous savons qu'aucun pouvoir (de droite, de gauche ou d'ailleurs) ne remettra en cause la suppression de la peine de mort, ce débat est clos. Sauf qu'elle devait etre remplacé par une peine de réclusion perpétuelle incompressible réelle, ce qui n'est toujours pas le cas.
Afin d'apporter notre contribution à ce sujet, nous republions le texte que Raoul Béteille, ancien président du MIL de 1994 à 2008 puis président du comité d'honneur de 2008 jusqu'à son décès le 18 avril 2015, avait publié dans notre journal Vigilance & Action (N°23) de décembre 1988 et aussi dans le journal Le Quotidien de Paris.
POUR LA PEINE DE MORT par RAOUL BETEILLE
Conseiller à la Cour de cassation, membre du Comité d'Honneur du M.I.L
Monsieur Raoul Béteille apporte un argument nouveau dans ce débat : une étude criminologique américaine prouve, pour la première fois, que la peine de mort a un effet dissuasif. Il est certain que ce travail servira de fondement aux discussions à venir.
Ignorée jusqu'ici de l'auteur de ces lignes en raison de l'endroit où il fallait la chercher, l'étude d'un savant, Isaac Ehrlich, jette une vive clarté sur un des aspects essentiels de la controverse opposant partisans et adversaires de la peine de mort et relancée par les massacres d'enfants de ces derniers mois.
Sous le titre de «The Deterrent Effect of the Capital Punishment, a Question of Life and Death», Ehrlich a publié en juin 1975 dans «l'American Economic Review», dont les signatures sont très souvent celles de prix Nobel, un travail considérable, conduit selon une méthode économétrique rigoureuse et éprouvée tenant compte en particulier «des effet pervers». Il démontre qu'aux États-Unis, pendant la période de référence choisie, qui s'étend sur plus de trente-cinq ans, chaque exécution a «économisé» un capital de vies de victimes innocentes qui se situe avec certitude entre un et dix-sept sans qu'il soit possible de le chiffrer de manière précise dans cette «fourchette». Il en résulte que si, bien entendu, l'existence de la peine de mort ne fait pas reculer tous les candidats au crime, elle en fait bel et bien reculer un certain nombre contrairement à ce que soutiennent ceux que nous continuerons d'appeler par commodité les «abolitionnistes». On pouvait, certes, s'en douter. On se souvient que, dans le Liban encore relativement en bonne santé, le président Frangié avait résolu d'entreprendre une lutte efficace contre la criminalité grandissante et - premières exécutions depuis très longtemps - avait fait pendre deux gangsters. Résultat : 171 crimes de sang contre 507 l'année d'avant, soit 1970.
Même si nous devions nous contenter de l'économie d'une vie de victime par exécution (et non pas des dix-sept tout aussi possibles ou d'un chiffre intermédiaire, étant observé que la «moyenne» n'aurait ici aucune signification), il résulte de l'étude scientifique d'Ehrlich qu'il faut finalement choisir entre ceux qui meurent parce que la peine de mort leur est infligée quand elle existe, et ceux qui meurent parce que les précédents (ou ceux qui ne craignent plus de suivre leur exemple ) tuent quand elle a été supprimée.
Nous n'avons pas le droit d'en conclure que l'attitude des abolitionnistes n'est pas respectable. L'idée selon laquelle l'homme doit s'interdire absolument et dans tous les cas de verser le sang de son semblable est peut être aussi exacte que paradoxalement cruelle dans certains de ces cas. Mais cruelle, dans ces certains cas, elle l'est : quels sont, des deux catégories ci-dessus, ceux dont la vie est la plus précieuse ? Et où est, à vrai dire, la générosité dont sont crédités si facilement les abolitionnistes ? Les victimes ont bon dos.
Statistiques mises à part, restent les consciences choquées, le sentiment d'une injustice foncière, le scandale qui veut que les tortionnaires des petites filles assassinées dans notre France de 1988 trouvent en haut lieu de grandes âmes soucieuses surtout de ne pas être confondues avec des «bourreaux» et avant tout préoccupées de procurer à ces violeurs d'enfants boissons fraîches en été, télévision et chambre d'amour, tandis que les petites torturées, qui les suppliaient en pleurant, sont au cercueil.
Comment certains peuvent-ils assimiler de tels abîmes d'horreur aux deuils, même les plus douloureux, qu'entraînent les accidents de la route ? Aucune mère ne ferait la confusion, et il est impossible d'entendre les mères d'enfants assassinés sans être remué par une compassion qui en vaut d'autres. Il est remarquable que leurs réactions soient rares, ou du moins rarement publiées dans la presse. C'est pourquoi, en s'écartant de l'actualité trop brûlante, on signalera à ceux qui ne l'auraient pas lue l'admirable et poignante interview de madame Ginette Prin par Dominique Jamet dans le «Quotidien de Paris» du 21 mars 1980 : «Pardonner, mais je ne peux pas». On se bornera à dire ici que madame Prin se posait la question de savoir si le mieux, en fin de compte, n'était pas «que la bête meure». Car elle voyait bien «qu'on demande aujourd'hui l'abolition de la barbare peine de mort, avilissante pour qui l'inflige, inhumaine pour qui la reçoit, et qu'on suggère son remplacement par une peine de réclusion perpétuelle incompressible, mais que demain on demandera l'abolition de la perpétuité, cette peine inhumaine, barbare, et la suppression des quartiers de haute sécurité et des centrales, ces pourrissoirs»...
Justement, nous en sommes là.